8 août 2023

Hommage à Papers please

Il y a des jeux qu'on adore, mais qu'on oublie vite. Il y en a d'autres qui restent une source d'inspiration, même des années après. Aujourd'hui, Papers Please fête ses 10 ans et je souhaitais en profiter pour revenir sur ce qui est pour moi l'un des meilleurs jeux vidéos jamais créés. Oui, rien que ça.

Minimalisme et cohérence

Papers Please, c'est vraiment tout ce que je recherche dans un jeu. Il marie avec brio la simplicité et la profondeur, il possède une grande cohérence et des mécaniques très efficaces. L'efficacité commence dès le début du jeu. On n'est pas accueilli par une cinématique ou une introduction à rallonge. Un écran nous annonce qu'un poste-frontière vient d'ouvrir en Arstotzka, un pays imaginaire. On comprend qu'on va incarner un homme d'âge moyen avec une famille à notre charge. Quelques secondes plus tard, on arrive devant ce qui sera notre lieu de travail durant tout le jeu. Il n'y a pas de tutoriel, seulement de brefs instructions qui nous attendent sur notre bureau. Notre personnage va devoir apprendre son métier très rapidement, donc nous aussi.

Ceci dit, les graphismes ne donnent pas forcément envie de prime abord. Dès les premiers écrans du jeu, on ne peut que constater l'austérité des menus et des visuels. L'interface est composée en grande partie d'images quasiment fixes; les palettes de couleurs sont principalement des nuances de gris et de marron. Mais ces graphismes ont du sens, d'une part pour représenter la rigueur de la dictature que l'on va découvrir et pour se mettre dans l'ambiance d'un scénario qui ne nous laissera pas énormément d'espoirs. D'autre part, Lucas Pope est un développeur intelligent. Il travaille seul et il sait qu'il doit se limiter pour parvenir à terminer son projet un jour. Il a donc choisi un sujet qui pouvait coller avec un style graphique simple et ça fonctionne particulièrement bien.

Au lieu d'être une limitation, cette contrainte devient une force, car elle vient appuyer le thème de l'austérité. Il en va de même pour l'ambiance sonore. La musique est absente durant le jeu et les seuls sons qui nous accompagnent sont ceux de la bureaucratie; les bruits de froissement de papiers, les cliquetis mécaniques du tampon... La seule musique que l'on entend est le thème principal1, joué dans le menu et à la fin de chaque chapitre. Celui-ci est monotone et dure, évoquant la dictature militaire, puis elle s'emballe pour symboliser l'accélération d'un régime qui devient de plus en plus extrémiste en essayant de tout contrôler.

Jouer à travailler

L'idée de nous ancrer dans un poste de garde-frontière est très ingénieuse, car elle permet 2 choses. D'une part, proposer un gameplay qui peint une caricature de la bureaucratie. Le jeu pour nous représente le travail pour notre protagoniste. Les règles de l'administration des frontières sont donc également les règles du jeu, simple et efficace. D'autre part, Papers Please nous permet de vivre de façon ludique l'installation insidieuse du fascisme au travers de l'ajout progressif des nouvelles directives, nous rendant alors complices à notre petite échelle. Mais on nous propose aussi de désobéir et nous sommes incités à enfreindre ces règles par de nombreux choix moraux. Une femme n'a pas ses papiers, allez-vous tout de même lui refuser l'entrée même si elle vous explique qu'elle va mourir si elle repart dans son pays ? C'est simple, mais il est facile de faire le parallèle avec la réalité dans une époque où des personnes cherchent un asile pour fuir la guerre et ce sujet ne cessera pas d'être pertinent lorsque les réfugiés climatiques s'amasseront à nos frontières…

De façon plus générale, Papers Please pose des questions liées à la soumission à l'autorité. On doit en effet jongler entre plusieurs buts contradictoires. On est sans arrêt tiraillés entre le choix moral, le respect des ordres (et donc de notre sécurité, nous sommes dans une dictature…), l'appât du gain et le bien être de notre famille. Le jeu fonctionne, car il parvient à alterner des prises de décisions qui mettent en conflit ces différents objectifs. Ainsi, effectuer un choix que l'on pourrait estimer meilleur moralement s'accompagnera souvent d'une perte d'argent. D'autres fois, c'est l'inverse et des voyageurs tentent de nous corrompre, ce qui est intéressant financièrement, mais cela nous force à enfreindre les règles. Au bout d'un moment, une organisation terroriste nous propose carrément de trahir notre gouvernement, ce qui apporte d'autres décisions compliquées. Serait-on prêt à se sacrifier pour cette cause tout en ne sachant pas trop si elle serait moins fasciste que le pouvoir en place ? Et si elle nous promet qu'elle mettra notre famille hors du besoin, est-ce que cela vaut le coup ?

Travail, famille, Arstotzka

Cette famille, parlons-en d'ailleurs. Chaque journée de travail se conclut par un écran nous demandant si l'on souhaite dépenser notre maigre salaire pour payer le chauffage, nourrir les personnes à notre charge ou leur acheter des médicaments. En termes de gameplay, notre famille n'est rien de plus qu'un bête tableau de score. Malgré tout, cela fonctionne et suffit pour créer de l'empathie. On ne peut pas s'empêcher d'y penser durant notre "travail", si on a dû couper le chauffage la veille pour avoir assez d'argent pour soigner notre enfant. Cet emploi ne paye clairement pas assez, mais on nous explique qu'on a tout de même de la chance de l'avoir. Papers Please nous fait ressentir à quel point il est facile de se résigner et de devenir un petit rouage du système, coincé dans les difficultés du quotidien.

Si on décide d'être plus altruiste et de se sacrifier pour aider des personnes encore plus démunies que nous, on se met en danger et on prend le risque de réduire considérablement un salaire qui est déjà loin d'être confortable. Celui-ci est déterminé par le nombre de "bonnes" admissions que l'on parvient à effectuer par jour et on peut être sanctionné financièrement si on se trompe plus de deux fois. Cela devient vite très oppressant, surtout lorsque les règles finissent par être bien trop compliquées pour que l'on puisse tout vérifier. En cas d'erreur, volontaire ou non, un ticket nous est envoyé immédiatement pour nous réprimander et éventuellement nous prévenir des retenues sur notre salaire. On est très rapidement conditionné par ce contrôle. Les quelques secondes qui suivent l'application de notre coup de tampon provoquent systématiquement un petit stress, car on guette le grincement familier de l'imprimante délivrant ce message tant redouté. Comment l'administration vérifie-t-elle si on s'est trompé ? Cette question n'a pas de réponse, mais elle vient à elle seule créer une ambiance délicieusement dystopique.

Conclusion

Simplement grâce à un jeu des 7 erreurs et un choix entre les tampons "accepté" et "refusé", Papers Please parvient à mettre en scène la soumission à l'autorité et questionner notre sens moral lorsqu'il est en conflit avec nos inquiétudes personnelles. Tout cela en illustrant également les thèmes du fascisme et de l'immigration sur un ton relativement léger et avec de l'humour. Si vous pensez que cela ne suffit pas pour considérer ce jeu comme un chef-d'œuvre, je ne sais pas ce qu'il vous faut !

Notes :

1 : J'ai bien aimé ce commentaire qui décrit le thème musical du jeu dans la vidéo YouTube du thème :

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